lundi 2 juillet 2007

Nous n'avons pas joué d'épinette.


Je suis encore vivant, j'applatis des nez. Je place les clients allongés sur le dos, au sol, je m'assois ou m'accroupis derrière eux, leur tête entre mes cuisses, je caresse leur nuque, soupèse leur crâne, j'assouplis leurs vertèbres, puis je leur maintiens la tête détendue vers un côté. Alors, j'inspire et je durcis ma main, je ferme mes doigts et j'allonge ma paume, je commence par glisser le bord externe de ma main-spatule sur leur tempe dégagée et j'attends que leurs yeux tombent vers le sol (dans leurs cavités), je laisse ma main avancer jusqu'à ce qu'elle recouvre leur joue et tout le côté du visage. Quand mon petit doigt bute contre la narine, le travail commence : il s'agit de rectifier l'incurvation du nez, de restaurer une forme de rectitude noble à la face et d'imprimer un mouvement clair à la pointe du nez ; les flancs du visage ne doivent servir qu'à indiquer la direction de la pointe du nez, il faut gommer les vallons et les plis qui distraient le nez de son but, il faut regonfler de confiance la paroi nasale et restaurer sa prééminence, elle est ce qui légitime et annonce le piqué et le pointu du nez, elle est la rigueur qui devrait inspirer la joue et l'horizon que devraient croiser, à la perpendiculaire les tempes hautes, clarifiées par le remodelage de la joue contigüe. Je presse leur visage et je pense au triangle. Je pense intensément au triangle, au triangle luminescent, au destin des sécantes et à la possibilité des angles. J'avance lentement et continument jusqu'à ce que mon pouce repose sur la crête acérée du nez semi-réhabilité. J'ouvre les yeux une seconde et, en les refermant, je laisse ma main s'envoler dans la galaxie de l'horizon pariétal rétabli, j'ouvre la voie à l'espace tranchant que désignera et illuminera le versant redirigé. Sans attendre, je pivote mon autre main, je laisse leur tête revenir d'aplomb et je tapotte leurs paupières pour les apaiser, les déconcentrer et les amollir. Souvent, je reconduis l'opération sur l'autre côté du visage, laissant à mes patients une face pyramidale, parfaitement orientée et qualifiée, lissée mais plus dense en informations, aplanie en certains endroits mais plus saillante en d'autres. Ils peuvent devenir une base-laser, un témoin de niveau ou une mini-cloison.

En rentrant du travail, j'emprunte un nouveau boulevard périphérique dont personne ne nous avait parlé et que personne n'avait jamais vu avant. Il frôle bien quelques rues connues du dix-septième arrondissement et débouche bien sur de grands cimetières pleins de poussières illustres, mais il ne fait pas partie des itinéraires habituels. Il semble extrêmement neuf, à peine achevé, même pas inauguré. Il est vaste et valloné, très éclairé et très ventilé, la chaussée est douce, mais étroite et bordée de ravins. Et il n'y a pas de circulation. Il n'y a pour l'instant jamais eu de circulation. Ce n'est pas dangereux. Pour l'atteindre, il faut fendre la ville sans dévier, sans chercher, sans visiter. Alors à un moment, on tombe sur cette chaussée circulaire. On pourrait presque croire qu'elle borde l'antique boulevard périphérique. Je n'y croise personne, c'est, en ces moments sédentaires et troublés, mon cloître.

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