mercredi 2 mai 2007

Porticiollo

Un jeune homme, adolescent, le dos voûté par une croissance rapide, angoissante et apparemment inachevée, brun, beau, inquiet, un Sarde, ou, en tous cas, habitant de la Sardaigne, dont le visage abattu et la tenue résignée (ses lèvres gonflées à force de se repousser l’une contre l’autre : la moue ; ses sourcils, bientôt épais, froncés-crispés-figés ; sa cyphose dorsale intentionnellement très arquée : l’avachissement des jeunes, leur mauvaise volonté) indiquaient qu’il était malheureux de se trouver où il se trouve, qu’il avait été contraint par ses parents de les accompagner à Porticiollo, que sa minorité l’avait empêché et l’empêcherait encore quelques années de résister à cette contrainte et à celles à venir, que cette contrainte se retrouvait décuplée par le nombre d’aïeux, neveux, oncles, cousines, nouveau-nés présents et ayant insisté pour que tout le monde soit là puisque la réunion de Porticiollo devait être — ainsi en avaient-ils convenu — une célébration, un rassemblement, une fête dont la joie manifesterait le plaisir de se retrouver au grand complet, a ressenti, lorsque, plein de fureur contenue, il pouvait s’échapper de la cérémonie – c’est-à-dire lors de toutes les interruptions techniques du repas causées par la lenteur du service (rendue inévitable par l’importance de la tablée, la revêche inexpérience ou l’impéritie et le très petit nombre de serveurs engagés) – et qu’il s’aventurait, s’engageait, se rendait vers les cabanes que les propriétaires du domaine rural dans lequel se déroulait la fête avaient aménagé en gîtes touristiques et alors tous vides, froids et fermés (c’était la basse saison : c’est à dire le difficile réveil, la lente renaissance (résurrection ?) d’après la morte saison, l’engourdie) à l’exception d’un, qu’occupaient deux messieurs francophones dont l’élégance des manières (sévérité et raffinement gastronome de la gestion des denrées alimentaires — que l’isolement du domaine et leur décision de se séparer de leur véhicule dès le deuxième jour avait rendu spécialement virtuose —, ténacité du biorythme, farouche et inébranlable dignité de la co-existence, luxe extravagant des costumes de l’un, extralucidité problématique de l’autre) avait stupéfait les propriétaires dès leur arrivée (soit cinq jours avant le rassemblement familial), en croisant le regard de l’un des deux messieurs, celui du plus brun, du plus grand, du plus âgé, un émoi lumineusement violent, électrique, un foudroiement dilatant, décollant, déchirant soudainement — ou, mieux et plus exact : dépliant, délivrant — chacun de ses tissus, une injection puissante terrifiant et enthousiasmant ses glandes, compressant et reconfigurant son coeur rubescent, accélérant son sang et tous ses fluides, dissolvant tous les noeuds lymphatiques, propulsant ses muscles, quelque chose d’encore bien plus intense que l’émotion du mouton tout juste tondu (le froid libératoire : pourtant une révélation), que les larmes du nageur au crépuscule découvrant qu’il dirige ses brasses alternativement vers le soleil et vers la lune, que la confiance soudaine du citoyen quittant son mystagogue à Eleusis, ou que le fier frisson d’extase du squelette du danseur venant pour la première fois de tourner cinq fois sur lui-même lors d’une pirouette, dont n'ont désormais écho aucun des deux villégiateurs qui ont fini, quelques jours plus tard, par s'endormir dans une cabine d'un bateau qui, la nuit, par égard et raffinement, ralentit son allure (pourtant déjà honorablement mesurée) pour ne pas risquer de secouer leurs sommeils.

Aucun commentaire: