mercredi 13 septembre 2006

Le monde sans contrepoint. Ou la pureté pré-féline.

On compare souvent les improvisateurs accomplis à des félins ; et on enseigne souvent l’improvisation ou la composition en temps réel en filant la métaphore féline : il s’agit d’avoir la vigilance, les réflexes, la retenue et la sauvagerie d’un félin.

Avec Frédéric, nous étions plutôt des jeunes tigres, deux jeunes frères, qui ne chassent pas encore, qui restent encore sous la protection et la surveillance de leur mère, d’une tigresse. Ces jeunes tigres, pour acquérir les techniques de prédation, vivent et jouent ensemble, selon le même rythme : descendent ensemble à la rivière, s’ébrouent ensemble, se chamaillent ensemble, se jaugent, se provoquent, se taquinent, se reposent, s’endorment, tètent ensemble. Ils exercent ainsi tout ce dont ils auront besoin quand ils seront adultes et indépendants.
Avec Frédéric, nous étions absolument sans méfiance et sans défiance. Les frères tigres ne jouent à la chasse si bien et si délicieusement que parce qu’ils ont une absolue mutuelle confiance : le frère ne risque pas de se transformer en vrai prédateur. L’un tombe par mégarde dans un bras de ruisseau inconnu, l’autre l’y rejoint ; l’un trouve une branche amusante, l’autre en trouve une aussitôt…
Cette complémentarité imitative n’est ni niaise ni ennuyeuse. Certes, elle n’atteint pas l’élégance adulte du contrepoint félin : ruse, diversion, double jeu, économie. Mais la confiance fraternelle et la croissance partagée ont des charmes et une force bien spécifiques : comme sont habiles et audacieux les jeunes tigres qui jouent à la chasse ! comme leurs cabrioles et leurs prises sont aériennes et acrobatiques ! et comme leur repos est délectable… Certes, les frères tigres ne se font pas remarquer en chassant et tuant une gazelle ou une antilope, ils n’ont pas ce genre d’héroïsme solitaire. Mais quelle inventivité gratuite déploient-ils pour se divertir et développer leur force !
Privés de distance, d’hésitation et de prévoyance, les jeunes frères tigres se dédient entièrement à leur activité en cours, la laissent se développer avec braverie et hardiesse jusqu’à ce qu’elle transforme en une autre activité.

Il faudrait et on pourrait raconter chacune de nos séances, nos flexions acharnées, nos équilibres obstinés et hésitants, nos synchronies ahurissantes, nos simulacres, nos caresses, nos sauts combinés à d’autres flexions, nos esquives, nos contrepoids* et nos musiques… Il faudrait raconter comment nous travaillions, quels vêtements nous portions, quelle excitation et quelle affection nous réunissait.
Mais il faut surtout que je décrive la rude plasticité physique de Frédéric, sa fiable force souveraine (quel tigre adulte deviendra-t-il…) et ses somnolences : à certains moments, alors qu’il se tient debout, c’est le seul poids du sommeil qui le fait danser ; c’est très beau et très admirable.

* pas de contrepoints mais que de contrepoids







Ceci est le compte rendu d'IMMORTEL/LE/S #3, proposition de Frédéric Danos, 6_10 septembre 2006, Paris.

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